ARTICLE 1 – LE DROIT À L’EXPROPRIATION
Conseil d’État, 4 septembre 2021, n° 431287, Société Le Cro Magnon - Le « droit » à bénéficier d’une expropriation pour risque
1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la société Le Cro Magnon est propriétaire d'un terrain situé à Allas-les-Mines (Dordogne) sur lequel elle exploite un camping, et qui est exposé à un risque prévisible d'effondrement et d'affaissement de terrain dû à une cavité souterraine. Le 23 juillet 2013, la sous-préfète de Sarlat a informé la société Le Cro Magnon que, dans le cadre de l'élaboration du plan de prévention des risques de mouvements de terrain de la commune d'Allas-les-Mines, il était envisagé l'acquisition amiable du terrain lui appartenant, situé en zone d'aléa fort, et a sollicité son avis sur l'estimation établie par France Domaines. Le 3 août 2013, la société Le Cro Magnon a donné son accord à ce projet d'acquisition amiable au prix proposé par France Domaines. Par arrêté du 7 juillet 2014, le maire d'Allas-les-Mines a fermé le camping Le Cro Magon du 7 juillet au 30 septembre 2014. La société Le Cro Magnon a demandé à la sous-préfète de Sarlat de procéder à l'acquisition amiable du terrain de camping dont elle est propriétaire et qu'elle exploite et, à défaut, d'engager la procédure d'expropriation pour risque naturel majeur prévue à l'article L. 561-1 du code de l'environnement. Une décision implicite de rejet est née le 26 juillet 2015, dont la société Le Cro Magnon a demandé l'annulation. Par un jugement du 26 janvier 2017, le tribunal administratif de Bordeaux a rejeté cette demande. Par un arrêt du 2 avril 2019, contre lequel la société Le Cro Magnon se pourvoit en cassation, la cour administrative d'appel a rejeté sa requête d'appel.
2. D'une part, aux termes de l'article L. 561-1 du code de l'environnement : " Sans préjudice des dispositions prévues au 5° de l'article L. 2212-2 et à l'article L. 2212-4 du code général des collectivités territoriales, lorsqu'un risque prévisible de mouvements de terrain, ou d'affaissements de terrain dus à une cavité souterraine ou à une marnière, d'avalanches, de crues torrentielles ou à montée rapide ou de submersion marine menace gravement des vies humaines, l'État peut déclarer d'utilité publique l'expropriation par lui-même, les communes ou leurs groupements, des biens exposés à ce risque, dans les conditions prévues par le code de l'expropriation pour cause d'utilité publique et sous réserve que les moyens de sauvegarde et de protection des populations s'avèrent plus coûteux que les indemnités d'expropriation. (...) ". Aux termes de l'article L. 561-3 du même code : " I. - Le fonds de prévention des risques naturels majeurs est chargé de financer, dans la limite de ses ressources, les indemnités allouées en vertu des dispositions de l'article L. 561-1 ainsi que les dépenses liées à la limitation de l'accès et à la démolition éventuelle des biens exposés afin d'en empêcher toute occupation future. En outre, il finance, dans les mêmes limites, les dépenses de prévention liées aux évacuations temporaires et au relogement des personnes exposées. (...) Les mesures de prévention susceptibles de faire l'objet de ce financement sont :/ 1° L'acquisition amiable par une commune, un groupement de communes ou l'État d'un bien exposé à un risque prévisible de mouvements de terrain ou d'affaissements de terrain dus à une cavité souterraine ou à une marnière, d'avalanches, de crues torrentielles ou à montée rapide, de submersion marine menaçant gravement des vies humaines ainsi que les mesures nécessaires pour en limiter l'accès et en empêcher toute occupation, sous réserve que le prix de l'acquisition amiable s'avère moins coûteux que les moyens de sauvegarde et de protection des populations (...)
3. D'autre part, aux termes de l'article L. 2212-2 du code général des collectivités territoriales : " La police municipale a pour objet d'assurer le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publiques. Elle comprend notamment : (...) / 5° Le soin de prévenir, par des précautions convenables, et de faire cesser, par la distribution des secours nécessaires, les accidents et les fléaux calamiteux ainsi que les pollutions de toute nature, tels que les incendies, les inondations, les ruptures de digues, les éboulements de terre ou de rochers, les avalanches ou autres accidents naturels, les maladies épidémiques ou contagieuses, les épizooties, de pourvoir d'urgence à toutes les mesures d'assistance et de secours et, s'il y a lieu, de provoquer l'intervention de l'administration supérieure ; (...) ". Aux termes de l'article L. 2212-4 du même code : " En cas de danger grave ou imminent, tel que les accidents naturels prévus au 5° de l'article L. 2212-2, le maire prescrit l'exécution des mesures de sûreté exigées par les circonstances. / Il informe d'urgence le représentant de l'État dans le département et lui fait connaître les mesures qu'il a prescrites. ". Enfin, aux termes de l'article L. 2215-1 de ce code : " La police municipale est assurée par le maire, toutefois : (...) / 1° Le représentant de l'Etat dans le département peut prendre, pour toutes les communes du département ou plusieurs d'entre elles, et dans tous les cas où il n'y aurait pas été pourvu par les autorités municipales, toutes mesures relatives au maintien de la salubrité, de la sûreté et de la tranquillité publiques. (...)".
4. Il résulte de ces dispositions que, même en présence d'un des risques prévisibles énumérés aux articles L. 561-1 et L. 561-3 du code de l'environnement et menaçant gravement des vies humaines, l'autorité administrative n'est pas tenue de mettre en œuvre les procédures d'expropriation ou d'acquisition amiable prévues par ces articles, notamment lorsqu'une mesure de police administrative est suffisante pour permettre de protéger la population ou éviter son exposition au risque.
5. L'application des dispositions relatives à la police municipale citées au point 3 n'excluent pas que l'exploitant d'une installation dont la fermeture a été ordonnée sur leur fondement pour prévenir les accidents et les fléaux calamiteux ainsi que les pollutions de toute nature, soit fondé à demander l'indemnisation du dommage qu'il a subi de ce fait lorsque, excédant les aléas que comporte nécessairement une telle exploitation, il revêt un caractère grave et spécial.
6. Il résulte de ce qui est dit au point 4 qu'en jugeant que le refus de faire application des articles L. 561-1 et L. 561-3 du code de l'environnement n'était pas illégal dès lors que le risque d'effondrement et d'affaissement du terrain dû à une cavité souterraine et menaçant gravement les vies humaines pouvait être évité par des mesures de police de fermeture temporaire ou définitive du camping, que l'autorité administrative pouvait légalement prendre sur le fondement du 5° de l'article L. 2212-2 du code général des collectivités territoriales, la cour administrative d'appel n'a pas entaché son arrêt d'une erreur de droit. En estimant que les mesures de police étaient en l'espèce suffisantes pour assurer la prévention du dommage, la cour a porté sur les faits de l'espèce une appréciation souveraine exempte de dénaturation. Enfin, en faisant référence à un arrêté du 3 février 2016 du préfet de la Dordogne fermant définitivement le camping au public, postérieur à la décision attaquée, la cour, qui ne s'est pas fondée sur cette décision, n'a en tout état de cause pas commis d'erreur de droit.
7. Il résulte de ce qui précède que la société Le Cro Magnon n'est pas fondée à demander l'annulation de l'arrêt qu'elle attaque. Par suite, son pourvoi doit être rejeté, y compris les conclusions présentées sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
D E C I D E :
Article 1er : Le pourvoi de la société Le Cro Magnon est rejeté.
Article 2 : La présente décision sera notifiée à la société Le Cro Magnon et à la ministre de la transition écologique et solidaire. »
La loi du 2 février 1995 n°95-101 relative au renforcement de la protection de l’environnement a permis la création du fonds de prévention des risques naturels majeurs et l’institution de plans de prévention des risques naturels prévisibles.
Ces plans remplacent les plans d’exposition aux risques naturels prévisibles initialement créés par la loi du 13 juillet 1982 n°82-600 relative à l’indemnisation des victimes de catastrophes naturelles.
Cette loi du 2 février 1995 prévoit une procédure d’expropriation pour risque permettant d’éloigner, de manière préventive, les personnes les plus exposées aux risques naturels par l’expropriation, avec une indemnisation des victimes particulière, cette dernière provenant des ressources du fonds Barnier.
Cette loi du 2 février 1995 prévoit une procédure d’expropriation pour risque permettant d’éloigner, de manière préventive, les personnes les plus exposées aux risques naturels par l’expropriation, avec une indemnisation des victimes particulière, cette dernière provenant des ressources du fonds Barnier.
En 1995, le législateur n’a pas entendu faire de cette procédure ultime un « droit » pour l’intéressé ce pourquoi le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État appliquent strictement les dispositions de l’article L.561-1 du code de l’environnement.
Dès lors même si le régime de la police administrative et celui du droit de l’expropriation semblent distincts, par son interprétation restrictive de l’article L.561-1 du Code de l’environnement, le Conseil d’État a pu les confronter dans sa décision du 4 septembre 2021.
En l’espèce, il a fait prévaloir les dispositions de l’article L.2212-2 du code général des collectivités territoriales sur celles de l’article L.561-1 du code de l’environnement.
Il affirme que :
« 4. Il résulte de ces dispositions que, même en présence d'un des risques prévisibles énumérés aux articles L. 561-1 et L. 561-3 du code de l'environnement et menaçant gravement des vies humaines, l'autorité administrative n'est pas tenue de mettre en œuvre les procédures d'expropriation ou d'acquisition amiable prévues par ces articles, notamment lorsqu'une mesure de police administrative est suffisante pour permettre de protéger la population ou éviter son exposition au risque. »
Dans quelle mesure le propriétaire d’un terrain exposé à un risque avéré, prévu à l’article L.561-1 du code de l’environnement, bénéficie-t-il d’un « droit » à être exproprié ?
Si le maire use des pouvoirs qui lui sont conférés en vertu de l’article L.2212-2 du code général des collectivités territoriales, il apparait évident de rappeler qu’il ne peut prendre aucune mesure de police administrative générale et absolue. En d’autres termes, un terrain exposé à un risque avéré ne saurait être grevé d’une interdiction définitive et permanente d’accès et de jouissance, ce qui plaiderait en faveur d’une obligation pour les pouvoirs publics de faire application des dispositions de l’article L.561-1 du code de l’environnement.
Or, les juges vont prendre le contre-pied de cette logique en estimant que cette procédure d’expropriation pour risque n’est qu’une potentialité parmi tant d’autres. L’utilisation de cette procédure et son caractère d’utilité publique dépendent de considérations économiques. En effet, la personne publique détermine, de manière discrétionnaire, l’option la moins coûteuse pour elle. Elle met en balance le coût de l’indemnisation et celui des opérations de sauvegarde.
Aussi surprenant que cela puisse paraitre, les propriétaires de terrain grevé d’un risque souhaitent bénéficier de la procédure d’expropriation prévue à l’article L.561-1 du code de l’environnement. Ce paradoxe prend également appui sur des considérations économiques. En effet, lors de l’évaluation du montant de l’indemnisation due au propriétaire, il n’est pas tenu compte du risque pesant sur le bien exproprié. Ce système de calcul est plus qu’avantageux pour le propriétaire d’un bien exposé à un risque avéré ce pourquoi cette procédure est infiniment préférable à une mesure de police administrative venant interdire l’accès audit bien.
Ainsi, cette décision et l’absence de « droit » à bénéficier de l’article L.561-1 du code de l’environnement s’expliquent par le fait que les perspectives d’indemnisation sont à l’évidence différentes. Même si la mise en œuvre des dispositions prévues à l’article L.2212-2 du code général des collectivités territoriales n’exclut pas que l’exploitant soit fondé à demander une indemnisation pour le préjudice subi, il a été jugé que la fermeture du camping était un aléa n’excédant pas ceux devant être supportés par l’exploitant de ce camping.
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